Proposer une complémentarité entre ingénieries publique et privée
Ce malentendu a été aggravé ces deux dernières années par le Ministère de la Cohésion des territoires qui, soucieux de promouvoir et d’installer durablement l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT), déclare que le secteur de l’ingénierie dans les territoires manque d’effectifs et d’organisation, créant un besoin que viendrait combler cette agence publique.
Dernièrement, dans un entretien au Moniteur, Mme la Ministre, Jacqueline Gourault, a déclaré ceci :
« …grâce au marché à bons de commande passé à l’échelle nationale avec une double entrée géographique et thématique, toutes les communes de moins de 3500 habitants peuvent bénéficier gratuitement de ses [ANCT]prestations depuis mai. »
Nous avons, par un courrier, vivement réagi à cette déclaration, protestant contre une subvention déguisée à destination de l’ingénierie publique uniquement, créant une concurrence déloyale inutile et contreproductive.
Contexte
Le développement de l’ingénierie « territoriale » est en pleine expansion depuis une vingtaine d’années et prend des formes variées :
- ATD (agences techniques départementales)
- SPL (sociétés publiques locales)
- ALE (agences locales de l’énergie)
- Services en régie du département
- SEM (Société d’économie mixte)
- Grandes structures de l’Etat, telle la SCET (Caisse des dépôts)
- Etc.
Cette offre est soit complémentaire, soit en concurrence frontale avec celle du privé.
Le décret n°2019-580 du 14 juin 2019 avait déjà relevé le seuil de 15 000 à 40 000 habitants pour les EPCI pouvant bénéficier de l’assistance technique départementale, confirmant un renforcement de l’ingénierie publique, ce texte excluait jusqu’ici dans son article 3, les missions de maîtrise d’œuvre prévues à l’article R. 2431-1 du code de la commande publique, dévolues aux entreprises d’ingénierie.
Or, avec le décret du 18 juin 2020, ces missions sont désormais ouvertes à l’assistance technique fournie par les départements.
Aussi rappelons que sur les territoires, le développement des structures publiques proposant une prestation d’ingénierie s’est fait sans réelle coordination, ni avec l’offre des acteurs privés de la filière, ni même avec les autres acteurs publics susceptibles de proposer ces services. Ce développement non coordonné s’est apparenté à un millefeuille, qui augmente la fracture territoriale.
Quelques chiffres
- Le poids de l’ingénierie privée :
- 16 000 entreprises
- 265 000 collaborateurs
- 25 Mds d’€ de CA annuel
- CA de l’ingénierie privée au service de l’offre publique : 14 Mds d’€
- La part de l’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) peut être estimée à 280 millions d’euros, pour 1 200 entreprises et 2 800 emplois
- 97% des entreprises de la branche comptent moins de 50 salariés
- Cinov est représentée dans 15 régions en métropole et dans les outre-mer
- Source : OPIIEC
- La captation du marché par l’ingénierie publique :
- 7 Mds d’€ de CA captés
- 75 000 emplois détruits
- Période : 2011-2017
- Source : OPIIEC
Les enjeux pour l’ingénierie concurrentielle
- Une concurrence déloyale
Outre la question du prix exposée ci-après, la nature publique de l’offre incite les collectivités à passer directement par ces acteurs, si tant qu’elles ne soient pas incitées par leurs instances dirigeantes. Par exemple, nécessité de soutenir la SEM locale en lui passant toute commande publique, soutien à l’ATD préconisé pour un premier contact pour les subventions du Département, etc. Il en ressort une situation de concurrence déloyale évidente et insupportable, aucun acteur privé ne pouvant bénéficier du même soutien, quelle que soit la qualité de la prestation proposée.
- Une pratique de l’ingénierie publique de prix bas dangereuse
Dans les rares cas où une mise en concurrence est organisée par une collectivité, les sociétés publiques proposant des prestations d’ingénierie candidatent à ce marché, mais souvent à des prix dangereusement bas, ces sociétés n’ayant que peu le souci de la rentabilité. Cette pratique peut donc être assimilée à une forme de dumping. Que des sociétés publiques pratiquent des prix qui peuvent être 3 à 4 fois moins cher que des bureaux d’études privés, il y a là une pratique déconnectée de la réalité économique et dangereuse pour le secteur.
On observe que pour ces candidats publics, même s’ils présentent une comptabilité analytique sincère pour justifier de ces prix surprenants, de nombreuses charges sont minorées (loyers, taxes non acquittées, assurances, charges de personnels, etc.). A partir de là, des situations dangereuses s’instaurent : des prix de référence faussés et minorés (car les réels coûts supportés par le privé sont masqués par ceux du public). Nous entrons alors dans le cercle vicieux « prix bas – qualité à la baisse – perte de compétence – disparition d’entreprises ». Une telle situation est dommageable pour la qualité et la compétitivité de notre ingénierie que nous voulons exporter.
Ainsi, la pratique de prix menée par certains concurrents publics tend à l’exclusion de tous les autres candidats, sans que ces derniers ne puissent efficacement s’en prémunir. Il convient d’insister sur l’absence de moyens juridiques pour y faire obstacle. Cette situation conduit une partie des entreprises d’ingénierie notamment à ne plus répondre (ce qui peut donner l’illusion que l’offre privée n’existe pas) ou à être taxées de pratiquer des prix trop hauts.
Des impacts économiques catastrophiques
- Une diminution de la masse de projets mis en concurrence (en raison du « in house », ou même des prestations confiées « par principe » à un acteur public) ;
- Une perte des marchés mis en concurrence au profit de sociétés publiques ;
- Des entreprises fragilisées sur leurs territoires par cette concurrence contre laquelle elles sont sans arme (risque pour l’emploi local) alors qu’elles sont déjà très impactées par la crise de la Covid-19 ;
- L’emploi public pour subsister va rechercher des ressources dans le secteur concurrentiel fragilisant un secteur privé, notamment ses PME et TPE agissant sur le marché domestique. Ainsi, le secteur privé finance via ses impôts le développement d’un secteur public qui le concurrence, dans des situations souvent peu loyales ;
- L’obligation de réorienter leurs activités pour tenter d’échapper à la faillite pure et simple, mais bien souvent cette réorientation entraîne une perte de diversification des activités et du savoir-faire ;
- On évalue à 75 000 le nombre d’emplois qui ont déjà disparu et on pourrait compter dans les prochaines années un nombre d’emplois équivalent, du fait de l’activité de ces nouvelles structures publiques ;
- Porter ainsi atteinte à l’ingénierie, à l’architecture et aux économistes de la construction du secteur privé, à la programmation et à l’AMO, serait d’autant plus préjudiciable, qu’au regard des contraintes auxquelles sont soumises les finances publiques locales et du niveau sans cesse relevé des ingénieries demandées, il est quasi certain que ces structures publiques, non assurées et sans formations adaptées, ne pourront suppléer demain une maitrise d’œuvre privée de qualité, qu’elles auront en grande partie affaiblie, voire fait disparaitre. Au-delà du risque encouru par les entreprises, c’est une véritable atteinte qui serait portée à un secteur économique dont le savoir-faire et les compétences sont reconnus. Secteur par ailleurs porteur d’innovation et véritable levier de croissance pour notre pays, aussi bien sur le marché domestique qu’à l’export.
Nos deux propositions pour une ingénierie publique et concurrentielle complémentaire dans les territoires
Nous croyons que le renforcement de la complémentarité entre prestataires privés et publics est essentiel pour permettre à ces deux modes d’ingénierie de coexister et d’offrir aux collectivités la souplesse de gestion dont elles ont besoin au regard de la « variabilité » de leurs besoins.
C’est pourquoi, suite à notre entretien, nous appuyons les deux propositions suivantes :
- Réorienter la communication de l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT) sur les complémentarités entre ingénieries publiques et concurrentielles. L’ANCT et le ministère doivent être attentifs à mentionner les deux ingénieries ensemble dans leurs prises de paroles et leur communication, en promouvant davantage que par le passé les capacités et les compétences de l'ingénierie privée. En effet, l’ANCT doit se porter garante de la cohérence nationale de l’ingénierie territoriale : d’une part, en évaluant les besoins en ingénierie sur les territoires, d’autre part, en s’assurant de la bonne mise en concurrence des projets auprès des acteurs locaux et nationaux.
- L’ingénierie publique ne doit intervenir qu’en cas de carence avérée du privé. La carence étant caractérisée par l’infructuosité des marchés. Cela passe par une clarification du rôle et des missions des structures publiques ayant des missions de maitrise d’œuvre, et par l’objectivation préalable de l’absence d’offre privée avant de recourir à un acteur public. Le secteur public et parapublic doit concentrer son offre d’ingénierie sur de l’assistance aux collectivités locales, en apportant des réponses à des questions juridiques et financières pour la définition du besoin, la concrétisation, le montage (aide à la prise de décisions en matière d’investissement ou de financement, montage de dossiers de demande de financement, passation des contrats publics) et la mise en concurrence des projets. Dans tous les cas, il nous paraît indispensable que l’ingénierie publique n’intervienne pas sur la programmation, la faisabilité et la mise en œuvre des projets (AMO et MOE) qui relèvent du domaine concurrentiel. Il importe en effet que l’ingénierie concurrentielle puisse exercer librement ses activités, sans que le droit de la concurrence ne soit entravé.